Notes sur les Réfugiés polonais dans la Sarthe et le Maine-et-Loire

(1833–1873)

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À la suite de l'insurrection de 1830, les patriotes polonais abandonnèrent en masse leur pays. Le 20 octobre 1831, commencèrent à arriver à Paris les premiers exilés ; depuis cette date, des émigrés polonais entrèrent en France quotidiennement (1). Si l'on en croit M. Michel Sokolnicki, au printemps de 1833, plus de dix mille d'entre eux étaient déjà passés sur le territoire français. À leur arrivée, ces réfugiés éprouvèrent de vives désillusions ; ils pensaient être accueillis à bras ouverts, mais le gouvernement ne leur donna qu'une solde insuffisante et les dirigea sur des camps éloignés les uns des autres : Bourges, Besançon, Avignon. La bourgeoisie française s'inquiéta peu de leur sort ou tout au moins se montra fort réservée à leur égard. C'est ainsi, du moins, que certains historiens apprécient la manière dont furent reçus les Polonais.

Leur émigration était politique et comportait des agitateurs ; Louis-Philippe, qui devait son trône à une révolution et savait par conséquent à quoi s'en tenir sur les fauteurs de troubles, ne tenait sans doute pas à introduire dans le royaume des hommes qu'il considérait comme des conspirateurs ou tout au moins comme des républicains. Son gouvernement voyait d'un mauvais oeil se fonder des Comités qu'il estimait dangereux et dont le recrutement était favorisé par la réunion de plusieurs centaines d'individus dans un même département ; il résolut donc d'éparpiller les réfugiés dans des dépôts de faible importance qu'il serait aisé de surveiller. Il obtenait des Chambres une loi relative à la création des dépôts de réfugiés politiques.

Par la loi du 21 avril 1832, le gouvernement était autorisé à réunir dans une ou plusieurs villes qu'il désignera les étranger réfugiés qui résident en France. Ce texte législatif fut prorogé à diverses reprises : 1er mai 1834, le 24 juillet 1839 et le 27 juin 1843.

Une série d'arrêtés, d'instructions et de circulaire ministérielles réglaient en même temps la manière dont les soldes, prestations et secours devaient être payés aux réfugiés polonais et espagnols résidant en France. Le 25 août 1832, le ministr de la guerre arrêtait le tarif des soldes et prestations que le gouvernement français s'était engagé à verser aux réfugiés et, le 19 mars 1833, le comte d'Argout, ministre de l'intérieur résumait dans une instruction aux préfets les dispositions relatives à la discipline des dépôts et au paiment des allocations. Comme les traitements et soldes variaient d'importance suivant le grade et la situation des réfugiés, le ministre ordonnait d'effectuer une révision générale de leurs titres et droits dans chaque dépôt militaire ou civil et dans toutes les localités où il existait des réfugiés participant aux secours. En effet, des renseignements parvenus au gouvernement lui laissaient présumer que des réfugiés s'étaient attribué des grades ou des qualités qu'ils ne possédaient pas, d'où il résultait que le trésor supportait des dépenses plus considérables que celles déterminées par les tarifs en vigueur.

Fort de la loi du mois d'avril 1832 et déterminé à fractionner les dépôts trop importants qui avaient été primitivement constitués, le ministre de l'intérieur résolut d'essaimer dans quelque villes éloignées des frontières les réfugiés polonais. Par un arrêté du 29 juin 1833, le miistre décidait que 350 d'entre eux résidant au Puy seraient répartis entre plusieurs départements. Le Lot, le Maine-et-Loire, les Deux-Sèvres et la Sarthe étaient désignés pour recevoir ces étrangers. Quelque jours après, le préfet de la Sarthe était avisé qu'il aurait à pourvoir à l'installation de 90 Polonais qui arrivaient par groupes de trente hommes, munis d'un secours de route jusqu'au Mans.

Le préfet s'enquit aussitôt des localités dans lesquelles pourraient être logés les Polonais. Il était nécessaire de les répartir dans les endroits où les forces de gendarmerie étaient suffisantes pour assurer la surveillance des nouveaux arrivants. Les maires du département furent consultés ; certains, peu soucieux de voir des étrangers se mêler à la population de leur commune, firent savoir qu'ils n'avaient pas la possibilité de loger des Polonais ; celui de Loué écrivait que tout était cher dans la ville et qu'il ne fallait point songer à y établir des Polonais. Il n'y a pas de doute que les braves et malheureux Polonais, qui ont toujours défendu la France, trouveront de la sypathie auprès des habitants ; on les plaindra beaucoup, on gémira certainement sur leur sort, mais tout se bornera là et cela ne mène pas loin. D'autres maires, au contraire, admirent volontiers les réfugiés sur leur territoire.

Au mois d'août 1833, des dépôts avaient été établis au Mans, à Saint-Calais, à La Flèche. Beaumont, Le Lude, La Chartre, Château-du-Loir avaient également accueilli des Polonais. Généralement ils avaient été bien reçus. Le 8 août, le maire de Château-du-Loir mandait au préfet : Les habitants viennent de recevoir le détachement ; ils ont plaisir à le loger. À chaque détachement qui est passé ici nos gardes nationaux sont venus en foule demander l'autorisation d'aller en corps au-devant de lui. J'avais refusé par le motif que je ne pouvais admettre qu'on dérangeât chaque jour des habitants occupés et qui souvent n'ont pas la force de résister aux instances de leurs camarades, mais hier il n'y a pas eu moyen de tenir aux demandes réitérées.

L'enthousiasme des populations décrut rapidement. Les habitants de la Sarthe reprochèrent aux Polonais les habitudes fâcheuses qu'ils avaient. Trop d'entre eux se livraient à la boisson, partaient sans payer leurs dettes ; d'autres se battaient, commettaient des délits, voie même des crimes. Au dépôt de Beaumont, les Polonais, écrit le maire, dépensent leurs économies et font entendre de continuelles réclamations. À Pontvallain, trois Polonais se battent entre eux ; le maire et la gendarmerie interviennent et dressent des procès-verbaux. Palinski est condamné pour attentats aux moeurs et expulsé. La cour d'assises envoie Gursinski en prison pour cinq ans.

Le Polonais menaient dans la Sarthe une existence analogue à celle qu'ils menaient dans la Mayenne ; ils étaient insouciants et, en quelque jours, dilapidaient les allocations qu'on leur servait. À l'exception de quelques réfugiés sérieux qui essayaient de se procurer des ressources par le travail, la majorité d'entre eux comptaient pour subsister par l'assistance du gouvernement ; ils estimaient avoir des droits acquis à l'allocation. Les ministres des finances et de l'intérieur, qui trouvaient lourdes les charges que la France avait assumées pour entretenir les réfugiés étrangers, cherchaient à les réduire. Par une circulaire du 5 septembre 1834, M.Thiers invitait les préfets à réaliser des économies en se livrant à un examen impartial de la position des réfugiés. Il ne faut pas perdre de vue que les secours accordés par la générosité française au milieu de circonstances impérieuses sont nécessairement temporaires ; qu'il s'agit ici d'une concession et non d'un droit acquis, écrivait-il et il ajoutait : Avant 1830, l'émigration italienne, qui date, pour le plus grand nombre, de 1821, n'était point subventionnée ; cependant les réfugiés, sans appui, ni relations dans le pays, avaient appris à se suffire à eux-mêmes... Les Polonais, quoique plus récemment expatriés, n'ont pas eu moins de chances d'établir d'utiles rapports. Favorisés par la sympathie nationale, ils ont été accueillis avec bien-veillance. Ils se sont familiarisés avec notre langue ; plusieurs tirent des avantages de l'exercice de leur preofession... Jusqu'à quel point, ont-ils besoin d'être secourus encore par le gouvernement ? Français, ils seraient moins heureux et moins favorisés, puisque l'indigence seule donne des titres réels à la bienfaisance d'une administration vigilante. Aux émigrés politiques qui ont par eux-mêmes ou qui peuvent se procurer des ressources suffisantes c'est exclusivement l'hospitalité que la France accorde.

Le personnel des subventionnés s'accroissait chaque année ; depuis le 1er janvier 1834, six cents Polonais, les une rentrés de Suisse ou d'Egypte, d'autres congédiés de la Légion étrangère, d'autres encore renvoyés de divers états de l'Allemagne, avaient succédé sur les contrôles à quatre cent soixante seize Espagnols amnistiés. Des nouveaux proscrits d'Italie venaient également d'être admis aux secours, ainsi que des réfugiés carlistes qui affluaient de la Péninsule. En 1833, le gouvernement avait disposé de quatre millions pour subventionner près de six mille réfugiés ; en 1834, il lui fallait, avec un crédit diminué de 320 000 francs, subvenir aux besoins d'une masse plus considérable d'individus.

Comme ses collègues, le préfet de la Sarthe procéda à un recensement général des Polonais réfugiés dans son département ; depuis la constitution des dépôts leur nombre s'était accru ; au mois de novembre 1834, on en comptait cent seize répartis dans les divers arrondissements. En adressant au ministre le relevénominatif des étrangers, le préfet lui écrivait : Les réfugiés polonais ont en général peu de propension au travail et j'ai eu l'occasion de le remarquer qui l'impulsion à sortir l'oisiveté est donnée par les hommes appartenant aux moindres classes de l'émigration. De son côté le sous-préfet de Saint-Calais écrivait à son supérieur hiérarchique que, malgré ses invitations au travail, les Polonais s'y adonnaient peu. Ils déclaraient parler mal la langue et être rebutés par des maîtres qui les faisaient travailler sans les payer.

Au labeur quotidien les Polonais préféraient la politique. Le général Bem, par sa constante agitation et ses continuelles intrigues à Paris, s'était rendu insupportable au gouvernement français. On eût été satisfait de le voir partir et emmener avec lui quelques-uns de ses plus bruyants compatriotes. Aussi bien, quand il annonça qu'il allait former un corps de volontaires polonais pour se rendre en Portugal, le ministre de l'intérieur informa les préfets de cette nouvelle par une lettre du 25 juillet 1833 : Vous n'ignorez pas, écrivait-il, que des tentatives d'enrôlement sont faites de la part d'officiers polonais dans le but de déterminer leurs compatriotes à s'associer à une expédition lointaine projetée par le général Bem... Le gouvernement ne s'y oppose pas... on leur donnera, suivant leur grade, un secours de route. Pour subvenir à ces avances, on ouvrait un crédit de 5 000 francs au préfet de la Sarthe. Quelques jours après, le ministre, avisé qu'il s'agissait de prendre part aux luttes qui mettraient aux prises les divers partis du Portugal, mandait aux préfets de tenir pour non avenues ses instructions antérieures et il interdisait même aux Polonais de se rendre à Nantes, La Rochelle ou Belle-Isle.

Les Polonais avaient constitué à Paris la Société démocratique polonaise, qui possédait des ramifications dans les diverses villes abritant des réfugiés. Craignant la diffusion d'idées malsaines, le gouvernement résolut de dissoudre ce groupement politique. Les préfets reçurent tous la liste des membres connus de la Société. Parmi les réfugiés de la Sarthe y étaient affiliés Joseph Ambrozewski, Félix Bonaszewski, Félix Frankowski, Michel Tokarski et cinq autres Polonais. Pour obtenir leur démission, le préfet s'adressa à Jean Jorszewiecz, aumônier, homme de moeurs douces et tranquilles. Des neuf membres de la société, quatre donnèrent leur parole d'honneur de s'en séparer, cinq déclarèrent que le gouvernement n'avait pas à rechercher leurs opinions. Malgré leur goût pour l'agitation et les discussions politiques, force fut aux Polonais de songer à trouver un gagne-pain ; certains demandèrent des passeports pour Caen, Angers ou Bordeaux. Jérôme Gurzinski se rendit à Tours où il avait trouvé une situation dans un bureau ; Ignace Grzybowski passa à Belême dans l'Orne ; Antoine Garczinski créa une brasserie à La Flèche. Quelques Polonais, trop fiers pour chercher un emploi, devinrent misérables ; car la réduction des allocations ne leur permit plus de subsister avec le confort auquel ils s'étaient habitués. Charles Gieraltowski tenta de se suicider ; il se manqua, fut soigné à l'hôpital, mais on se le montrait du doigt. Partout où je passe, écrivait-il, je suis l'objet de propos et de questions désagréables et partout, j'entends le mot de suicidé joint à mon nom.

La délivrance de passeports, la recherche de situations, la correspondance avec le ministère ou les particuliers, l'établissement des états d'allocations constituaient pour les bureaux de la préfecture des occupations supplémentaires dont ils se seraient volontiers dispensés. Comme il advient toujours en semblables conjonctures, les préfets étaient satisfaits de voir le nombre de réfugiés diminuer dans leur département. Dans la Sarthe cependant, le chiffre des Polonais se maintint assez élevé pendant plusieurs années. Ils étaient 116 en 1835, 110 en 1836. À la suite de l'amnistie publiée par le gouvernement russe à la fin de 1837 quelque Polonais rentrèrent sans doute dans leur pays ; en tout cas, ils furent peu nombreux, car on en comptait encore 91 en 1839 et 79 le 1er octobre 1841. Il est vrai que, postérieurement au 15 mai 1838, l'ambassade russe à Paris avait fait connaître que les Polonais n'ayant pas profité de l'amnistie à cette date n'étaient plus autorisés à regagner la Pologne. Peu à peu, dans la Sarthe, comme dans la Mayenne ou dans le Maine-et-Loire, les difficultés s'aplanissaient ; les individualités turbulentes qui comptaient subsister aux frais du gouvernement avaient été éliminées ou avaient disparu ; il n'était plus demeuré que des Polonais âgés ou soucieux de se créer une situation.

Déjà, plusieurs, en épousant des Françaises, s'étaient attachés au pays qui leur donnait asile ; il était nécessaire de subvenir aux besoins de la famille sans trop compter sur les allocations. En effet, en 1836, le Chambres avaient décidé de réduire, chaque année, d'un dixième le taux des subsides : en 1837, ils avaient déjà été diminués et une nouvelle réduction était annoncée pour l'année suivante. En notifiant cette division aux préfets, M. de Montalivet leur écrivait : S'il se trouvait encore des réfugiés qui, retenus par un amour-propre mal entendu, persévérassent dans l'oisiveté, vous auriez à réitérer à ces étrangers vos précédentes observations et à les rappeler au sentiment de leur véritable position.

Les secours primitifs n'étaient maintenus qu'aux vieillards, infirmes et étudiants. Conformément à une disposition ministérielle de 1835, ces derniers étaient dispensés des frais d'inscriptions et d'examens ; des livres et des instruments étaient gratuitement accordés à ceux qui satisfaisaient à leurs examens. Les études médicales tentèrent fréquemment les Polonais ; il n'est guère de département dans lequel, aux environs de 1850, on n'ait connu quelque docteurs polonais. Dans la Sarthe exercèrent le docteur Lisicki et à Connerré le docteur Joseph Zakrzewski.

Ainsi placés dans l'obligation de se livrer au travail, les Polonais cherchèrent des emplois ; ceux qui n'en trouvèrent point se retirèrent à l'étranger ou s'engagèrent dans la légion étrangère. Dans presque tous les départements, le nombre des réfugiés politiques subventionnés décrut rapidement. Au 1er octobre 1842, la Sarthe n'en comptait plus que cinquante-deux : dix partirent en 1843, et au 1er octobre 1847, sur les vingt-quatre-seize Polonais qui demeuraient au Mans, à Mamers ou à Bonnétable, trente-et-un seulement touchaient encore des subsides fort séduits. Cinq étaient établis : parmi eux Louis Golawski gagnait comme serrurier l'existence de se femme et de ses deux enfants, Valentin Iarubik était cordonnier, Alexandre Ludowidzki, père de famille, était employé aux contributions directes. Chaque année le nombre des subventionnés diminuait. Au 1er octobre 1848, sur trente-cinq Polonais nantis d'une allocations variant de 15 à 25 francs par mois, vingt-six étaient occuppés, mais les secours qu'on leur octroyait leur étaient encore nécessaires. La plupart, mariés à des Françaises, avaient des charges de famille ; d'autres étaient âgés ou infirmes. Alexandre Alexandrowiecz avait perdu une jambe en combattant pour la France de 1806 à 1815 ; Borucki, relieur à La Ferté Bernard, était chargé de famille, ainsi que Jackubiecz, menuisier au Mans. Douze Polonais mariésrecevaient encore des subsides en 1851 ; seuls avaient été rayés des contrôles les réfugiés que l'on considérait comme aisés : Népomucène Iarozinski et Alexandre Ladowski employés au cadastre à raison de 600 francs par an, Joseph Nartowski, qui gagnais 40 francs par mois et dont la femme était corsetière, Martin Stepkowski qui s'était marié richement.

Angers, comme Le Mans, avait reçu en 1833 un contingent de réfugiés polonais. Dans le Maine-et-Loire, ainsi que dans la Sarthe et la Mayenne, on assiste au même travail de sélection. Les Polonais étaient quatre-vingt en 1845 et en 1853, trente-neuf hommes, trois femmes et enfants touchent des subsides ; mais, d'après un rapport du préfet en date du 22 juillet de l'année suivante, il ne demeure plus dans le département que vingt-quatre Polonais non subventionnés : ils sont photographes, épiciers, tailleurs, ou garde-mines. Quinze sont mariés et ont, à eux tous, dix-huit enfants. Il est probable que la majeure partie de ces réfugiés et de leurs enfants mâles essaimèrent, car les Polonais n'étaient plus que huit en 1873. À dire vrai, ce chiffre doit être tenu pour inexact, car à partir de la fin du second empire, on ne s'occupa plus des enfants des réfugiés polonais. Ils étaient, comme tant d'autres fils d'étrangers, entrés dans la famille française, et s'il en avait été besoin, nombre d'entre eux, déjà en âge de porter les armes, avaient obtenu leurs lettres de grande naturalisation en combattant dans nos rangs contre l'Allemand qu'ils détestaient.

J. MATHOREZ
(Extrait de la Revue de l'Anjou.)

(1) Les origines de l'Emigration polonaise en France (1831–1832). Paris, 1910.